Ceci est mon corps, regards croisés sur le pain, aujourd’hui en France

C’est le titre du mémoire de diplôme de création industrielle de Chloé Adelheim, sous forme d’exposition, d’ateliers et de rencontres. Entretien avec l’autrice et Perrine Boissier, sa directrice de mémoire.

 

Chloé, comment s’est passé pour toi le temps du mémoire ? Quel a été le déclenchement de ce travail ?

J’ai longtemps hésité entre la cuisine et le design. Alors quand j’ai entamé mon mémoire, j’avais envie de profiter du temps du diplôme en "Création Industrielle" pour enfin étudier et questionner l’industrialisation de nos systèmes agricoles et alimentaires : je ne voulais pas sortir de l’ENSCI sans avoir véritablement creusé ce vaste sujet-là.

Je me suis alors intéressée au sujet du pain, pour les symboles socioculturels qu’il convoque.

D’aliment de base, il devient archétype de l’alimentation toute entière, et la céréaliculture et la boulangerie, archétypes de nos systèmes alimentaires. À mesure de mes recherches, je me suis rendue compte à quel point le pain spécifiquement – dans son histoire, dans l’évolution de ses modes de production - portait en lui tous les enjeux socio-techniques et politiques liés à notre alimentation !

Le temps du mémoire a donc été un temps d’exploration très riche - et joyeux : j’avais enfin le temps de lire les livres que je rêvais de lire, de multiplier les échanges et rencontres autour du sujet. Et beaucoup des personnes rencontrées dans ce cadre sont devenues des collègues de travail ou des copain.e.s.

 

Qu’as-tu mis en place comme méthodologie de recherche, et quelle forme a pris finalement le mémoire ?

Pour donner corps à cette recherche, j’ai choisi de travailler à un projet d’exposition sur le pain.

Ce format me permettait d’envisager une pluralité de supports, mais aussi d’avoir en vue un moment qui me permettrait de rassembler physiquement tous les acteurs croisés au fil de la recherche

(céréaliers, meunières, boulangers, chercheuses en sciences sociales ou en agronomie, artistes plasticiens, designers ou encore typographes). Il a aussi guidé le ton du contenu, facilement partageable à un large public. L’exposition, intitulée « Ceci est mon corps », a été montée en Septembre 2019 à Montreuil, au centre Tignous d’art contemporain, quelques mois après ma soutenance de diplôme.  Pour le diplôme, mon mémoire a pris la forme d'un carnet de recherche en ligne et d'un catalogue de l'exposition.

Le choix du format «  exposition » est venu très tôt. En approchant un sujet à tiroirs comme celui-ci avec nos outils de designer, Perrine et moi avons eu l'occasion d'explorer les moyens de transcription et de transmission tout au long de cette recherche. Il s’agissait de développer des moyens pour traduire une approche de terrain et ne surtout pas passer 6 mois derrière un ordinateur. J’ai ainsi eu le plaisir de varier les media, et de peindre, d’écrire, de photographier, et beaucoup me déplacer.

Nous tenions aussi à ce qu’il n’y ait pas de hiérarchisation des connaissances produites. Nous voulions donner autant d’importance aux connaissances issues de mes lectures scientifiques qu’à celles issues de mes échanges avec les boulangers-paysans par exemple.

Ce sont des regards croisés, où les voix de l’ancien céréalier octogénaire, de la chercheuse en agronomie et de la jeune artiste plasticienne se répondent, et participent d’une même réflexion.

Je souhaitais éviter à tout prix de valoriser la posture de l’instituant, du chercheur en face de ses objets d’étude, et voulais plutôt inviter tout le monde à chercher, collaborateur, lecteur et visiteur.

 

Le pain est un sujet pour lequel mon intérêt augmente à mesure que je l’explore. L’année prochaine, j’aimerais me pencher sur une nouvelle version de l’exposition en Auvergne Rhône-Alpes où j’habite aujourd’hui.

Perrine, vous avez dirigé ce mémoire. Selon vous, en quoi cette forme de rendu de recherche est-elle intéressante pour un mémoire de diplôme en création industrielle ?

Un mémoire de diplôme en design est une occasion souvent inédite d'explorer une problématique dans de multiples dimensions tout en affirmant un regard singulier, un point de vue situé dans le faire. La forme "exposition" (et son catalogue qui lui sert de mémoire) que Chloé a choisi me semble très pertinente pour donner à voir ces différents angles depuis lesquels on peut faire l'expérience d'un produit : ici le pain est politique, historique, culturel, social, biologique, esthétique et sensitif.

Une exposition, c'est un agencement précis de formes à la fois autonomes et interdépendantes qui se succèdent et se répondent dans un parcours sensible et pédagogique.

C'est aussi le fruit de multiples collaborations et rencontres qui, dans une pensée globale du design, fabriquent une posture de designer commissaire et auteur, tout en donnant une forme d'humilité à ce travail de mémoire qui va "simplement" chercher le savoir où il est.

Quel intérêt a constitué pour vous ce travail de direction ? Y a-t-il selon vous des spécificités du mémoire à l’Ensci, et si oui lesquelles ?

Je vois ce travail de direction de mémoire comme une rencontre avec une personnalité d'abord. J'y tiens une posture d'accompagnement (nourrie par ailleurs), en faisant miroir de ce qu'amène l'étudiant-e, en poussant à nommer et assumer des manières d'être et de faire singulières. Avec Chloé Adelheim, nous nous sommes senties très libres de valoriser des savoirs multiples : du témoignage familial à la publication scientifique en passant par des recherches plastiques et des choix didactiques.

La recherche en design m'intéresse particulièrement parce qu'elle oblige à des aller-retours permanents entre l'enquête et la production.

Elle ne peut que remettre en question les formes des mémoires et des diplômes académiques. A l'Ensci, il y a cette possibilité de penser le mémoire comme un objet dont on peut faire usage, comme moyen de produire et transmettre des savoirs en fabrication et non comme une restitution ou un résultat. C'est ce que j'attends d'une école de design aujourd'hui : permettre d'inventer les dispositifs et les moyens de sa recherche.

 

Chloé Adelheim est diplômée en création industrielle depuis 2019. Son mémoire de diplôme est consultable à la Documentation de l’ENSCI.

Perrine Boissier est designer indépendante, créatrice de dispositifs d'intérêt collectif, dans le champ culturel, politique et environnemental.