Aurorre, comment s’est passé pour toi le temps du mémoire ? Quel a été le déclenchement de ce travail ?
Au début de mon mémoire, j'ai été marquée par l'article « Anti-mémoire », du psychologue Serge Tisseron qui rappelle que chaque être humain est imprégné de questions existentielles dont les grandes énigmes sont sa naissance et sa mort. Pour apaiser ces tourments de l'esprit, les sociétés formulent un ensemble de représentations de leurs expériences par des rituels codifiés. Ces pratiques s'incarnent par le langage, les représentations imagées, et les actes. L'ensemble de nos récits permettent de poser les réflexions, valeurs, envies et besoins humains. Ce sont des moyens de donner du sens au réel, de s'en jouer et de s'en déjouer.
Parmi ces récits, j'étais très intriguée par celui de la "gentillesse". Parfois méprisée, parfois considérée comme vitale, la gentillesse possède une place et une importance ambigüe selon les lectures.
Pour y voir plus clair, je voulais me pencher sur les représentations de cette valeur.
Qu’as-tu mis en place comme méthodologie de recherche, et quelle forme a pris finalement le mémoire ?
J'ai mené cette recherche comme une enquête. Avec le mot « gentillesse » comme une chose mystérieuse à approcher, en ayant l'envie d'archiver les différentes formes et figures qui pourraient incarner ce mot.
Je me suis plongée dans une collecte de mots, d'espaces, d'objets, de moments tout en essayant de cerner les paramètres de cette notion.
J'ai utilisé le dessin comme fil conducteur de cette recherche. C'était pour moi une manière de montrer que le propos provenait d'un point de vue très personnel. Le tout prend la forme d'un carnet découpé en trois parties. La première, « les balises » dessine le terrain en posant quelques définitions, repères historiques et paramètres variables. La deuxième, titrée « galerie des loups », annonce une histoire teintée d'ombres et parle de l'exploitation qui peut être faite de cette notion. Enfin, « regard familier » invite le lecteur à déambuler dans des dessins, pour se familiariser avec ce que j'ai pu retenir de ce mot.
Octave, vous avez dirigé ce mémoire. Selon vous, en quoi cette forme de rendu de recherche est-elle intéressante pour un mémoire de diplôme en création industrielle ?
Le rendu du travail d’Aurorre correspond à sa démarche de recherche, elle se caractérise par une grande créativité et un sens profond de l’attention portée au monde, aux gens et aux objets qui nous entourent et avec lesquels nous vivons. Sa recherche part d’un mot, « la gentillesse », d’un sentiment peut-être, dans tous les cas d’une expérience du monde qu’Aurorre a cherché le long de ses lectures, de ses cours et de ses rencontres, peut-être moins à cerner qu’à partager.
Ce partage s’est construit entre archéologie, étymologie, philosophie, esthétique, sous forme de « collectes de fragments », cherchant à « saisir des morceaux, des signes vers les mots ».
Il répond à une mise en intrigue autour du mot « gentillesse » et de ce qu’Emmanuel Jaffelin nomme les « échelles de l’altruisme ».
Je suis heureux du résultat de cette recherche, parce qu’elle est véritablement marquée par une liberté de pensée et d’action. Son mémoire rend compte de cette liberté et de la fragilité de se donner le droit de l’exprimer. Assez logiquement, son texte s’est accompagné d’images, de dessins, d’une forme d’appel à la représentation iconographique, voire un appel à la réalisation d’objets. On retrouve dans son mémoire, cet objet qu’elle continuera de penser et qui sera à la base de la réalisation de son travail pratique au sein du diplôme, le hamac.
Le hamac est avant tout une réponse à l’inquiétude du monde, une réponse au danger : il répond à un surélèvement du monde qui doit protéger des dangers terrestres de la forêt, permettre un repos et une protection. La formule qu’Aurorre reprend de Daniel Pennac arrive comme un soulagement dans sa réflexion : la « gentillesse est ce qui impose une trêve au combat des hommes ». Un moment de repos face au monde, dans la vie.
Ce travail nous invite à comprendre la gentillesse comme un dévoilement, une « anonyme gentillesse » qui peut être nommée comme notre familiarité au monde.
Peut-être la manifestation de notre capacité de parler du monde, en tout cas, une tentative de l’habiter. De trouver un espace de repos, de répit, « une trêve ».
Quel intérêt a constitué pour vous ce travail de direction ? Y a-t-il selon vous des spécificités du mémoire à l’Ensci, et si oui lesquelles ?
J’apprécie particulièrement mener des directions à l’Ensci, ce que je fais bien sûr par ailleurs en permanence à l’université. Mais ce qu’il y a de précieux dans les démarches de l’école est la liberté, la confiance d’expression et de création accordées aux étudiants. Cette carte blanche provoque la créativité et donne une grande confiance aux créateurs.
Elle permet de cultiver autant d’interdisciplinarités que d’indisciplines, si nécessaires et si souvent contestées dans le milieu de la formation supérieure en France.
Concrètement avec le travail d’Aurorre, cela s’est traduit par un véritable voyage à travers les disciplines, les mots, les images et les objets. Mais surtout par le pouvoir qu’elle s’est donné de vivre et de raconter ce voyage comme un vertige. Son trajet narratif prend le risque de ne pas lever le mystère du monde (ce que la science cherche à faire -je pense souvent par inquiétude) mais qu’Aurorre a su accompagner simplement comme une énigme, en montrant en l’occurrence comment on peut vivre et habiter avec le danger du monde et, qu’entre les deux, on peut ouvrir une fenêtre : celle de la gentillesse. Nous sommes pour moi ici dans des dispositifs assez proches d’une partie de l’art contemporain qui travaille avec la fragilité du monde. Et qu’une école supérieure non seulement l’accepte, mais la cultive, est exceptionnel.
Aurorre Lopez a été diplômée en création industrielle en 2020. Son mémoire de diplôme est consultable à la Documentation de l’ENSCI. Octave Debary est anthropologue, professeur à l’université de Paris. Il est directeur du Centre d’Anthropologie Culturelle du CANTHEL (SHS Paris Sorbonne). Ses recherches portent sur la construction d’une anthropologie comparée de la mémoire et du temps. Il s’intéresse principalement aux objets et aux restes.