Les Eaux Noires. Chronique d’un confort invisible

C’est le titre du mémoire de Louise Raguet, une science-fiction dystopique qui explore les méandres des égouts. Entretien entre l’autrice et Tony Côme, son directeur de mémoire.

 

Louise, comment s’est passé pour toi le temps du mémoire ? Quel a été le déclenchement de ce travail ?

J’avais depuis longtemps l’intention de profiter de ce temps de travail théorique pour questionner le confort dans la société occidentale, plutôt sous le prisme des externalités négatives auxquelles souvent on ne pense pas (pollutions, travail pénible, etc). Mais face à ce sujet très vaste, mon directeur m’incitait vivement à étudier un conforten particulier plutôt que de rester trop générale. Il s’avère qu’à ce moment-là j’ai découvert par hasard, tandis que je me baladais de nuit dans Paris, que le fond de nos égouts était nettoyé à l’aide d’une grande barge qui était tirée à la main par les égoutiers.

À partir de là, je me suis dit que les égouts étaient bien un élément du confort moderne auquel on ne pensait plus, et dont on ignorait tout du fonctionnement…

Ce sujet devenait un excellent prétexte pour parler du caractère invisible du confort domestique, mais aussi de l’organisation de la ville et de ses réseaux, de pollution, de déchets, d’écologie, de tabous, etc. Je me suis donc jetée dedans !

Qu’as-tu mis en place comme méthodologie de recherche, et quelle forme a pris finalement le mémoire ?

A l’image de la première découverte qui avait lancé mon travail, j’ai arpenté les rues de la ville à la recherche des points de « surgissement » de ce réseau invisible (dysfonctionnements, travaux, réparation, etc). J’ai alors rencontré les acteurs du réseau sur le terrain (égoutiers, plombiers, poseurs de câbles et maçons en égouts) mais aussi les ingénieurs en charge de leur gestion (chefs de chantier, service d’assainissement de la ville, etc). Par ailleurs, j’ai accompagné cette exploration de nombreuses lectures théoriques sur l’histoire et la sociologie de l’assainissement des villes, des réseaux ou de l’écologie urbaine, ou encore sur l’anthropologie des tabous et la question des « sales boulots »...

Enfin, le caractère un peu rocambolesque des rencontres que je faisais dans la rue m’ont amenées à considérer le format de la fiction : l’idée était que mes recherches et découvertes soient incarnées par des personnages mis en scène dans une narration.

Si c’était a priori un peu vertigineux pour moi de me lancer dans ce type d’écriture, c’est finalement devenu assez naturel et plutôt satisfaisant de transposer mes recherches en péripéties avec des personnages que j’avais inventés. J’ai abouti à un petit roman, dont le récit est parsemé d’indices dans la marge renvoyant aux références explicites des recherches (lectures, anecdotes dans la ville, etc).

Tony Côme, vous avez dirigé ce travail. Selon vous, en quoi cette forme de rendu de recherche est-elle intéressante pour un mémoire de diplôme en création industrielle ? 

Dans le cadre de la recherche que Louise a entreprise, le choix d’écrire un mémoire sous la forme d’une fiction nous ramène moins directement à la science fiction ou au design fiction, très en vogue actuellement, qu’à ce moment de l’histoire où les protestations contre l’industrialisation (cf. luddites) deviennent de moins en moins crédibles dans le quotidien et passent, par un effet de vase communiquant, en littérature (cf. Samuel Butler ou encore William Morris). Son mémoire, en référence à ce dernier auteur-designer, aurait d’ailleurs très bien pu s’intituler News from Sewer. Ce moment de bascule, pour ne pas dire de renoncement, où les utopies du début du XIXe siècle (cf. Cabet, Fourier) laissent place à de nombreuses dystopies, c’est précisément celui où les infrastructures techniques qu’interroge Louise prennent silencieusement le pouvoir et s’inscrivent durablement dans l’épaisseur des villes occidentales. Comme le montre très bien ce travail de recherche, tant dans son fond que dans sa forme, quelque chose de ce moment-là se rejoue aujourd’hui.

Ce roman est d’autant plus intéressant qu’il a été doublé d’une sorte d’encyclopédie de l’égout très riche en références.

Bien qu’interconnectées en permanence, ces deux formes sont quasiment auto-suffisantes. Deux mémoires en un, donc. 

Quel intérêt a constitué pour vous ce travail de direction ? Y a-t-il selon vous des spécificités du mémoire à l’Ensci, et si oui lesquelles ?

Les six mois qui, à l’ENSCI, sont dédiés presque exclusivement à la réalisation du mémoire sont une vraie opportunité. Ils offrent un confort de travail très précieux, permettant justement d’élaborer des formes d’écriture ambitieuses et de nouer de solides liens avec des expert.e.s du sujet abordé.

Ils invitent à sortir du pré carré de l’école pour ancrer la pratique du design au carrefour des disciplines.

C’est du moins comme cela que Louise a envisagé ce laps de temps, y rencontrant au sens fort du terme une anthropologue, des ingénieurs, des égoutiers, etc. Quand, dans les premiers mois de recherche, je lui ai suggéré de donner à son mémoire une dimension plus exploratoire, je ne m’attendais pas à la retrouver, le lendemain matin ou presque, dans une conduite des égouts parisiens, en train de mener un entretien avec un ouvrier qui y installait la fibre. Je crois savoir qu’aujourd’hui certains de ces contacts jouent encore un rôle de premier plan dans sa pratique professionnelle. 

Louise Raguet a été diplômée en création industrielle en 2019. Son mémoire de diplôme est consultable à la Documentation de l’ENSCI.
Tony Côme est historien du design et enseignant à l’École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne, site de Rennes. 

 


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