Tombées en quenouille - Récits de pratiques textiles domestiques

C’est le titre du mémoire de diplôme de création industrielle de Marie Simon-Thomas, sous forme de micros-histoires d’objets. Entretien avec l’autrice et Emmanuel Guy, son directeur de mémoire.

 

Marie, comment s’est passé pour toi le temps du mémoire ? Quel a été le déclenchement de ce travail ?

Ce sont les récits de vie domestique de ma grand-mère lapone qui ont attisé ma curiosité pour les questions de production domestique et d’autoconsommation. Comment, accompagnée de ses sœurs, elles récoltaient la laine du mouton familial, la filaient puis la tricotaient en vêtements chauds pour toute la famille. Comment aussi elles découpaient les vieux vêtements en bandes, qu’elles triaient par couleurs pour les tisser ensuite en tapis pour la maison.

Depuis longtemps, j'éprouvais le besoin de comprendre pourquoi la production d’objets domestiques, notamment textile, était aussi répandue jadis, et comment elle avait pu ainsi disparaître de nos vies ?

Ou plutôt, comment s’était-elle transformée, en Occident, pour s’apparenter aujourd'hui, quasi exclusivement, à des loisirs créatifs? Je voulais comprendre comment ces connaissances s'étaient peu à peu perdues, et avec elles, un ensemble de traditions autour de la transmission domestique.

Pour répondre à ces questions, je me suis intéressée, du Moyen-Âge à nos jours, à la présence de savoir-faire comme le tricot, la couture, le tissage, le reprisage ou même la vannerie, au sein des foyers et aux différents rapports entretenus par les femmes et les hommes à ces derniers. La lecture de l’ouvrage Façons de dire, Façons de faire : la laveuse, la couturière, la cuisinière, de l’anthropologue Yvonne Verdier, a été déterminante car elle m’a permis de comprendre les rôles joués par les femmes dans les sociétés traditionnelles françaises à travers l’apprentissage et la transmission de certains savoir-faire textile.

Qu’as-tu mis en place comme méthodologie de recherche, et quelle forme a pris finalement le mémoire ?

J’ai mis en place une méthode en deux temps : d'un côté, j’ai consulté de nombreuses sources scientifiques issues de l’histoire de l’art et des techniques, mais surtout de l’ethnologie et de l'anthropologie, domaines qui accordent une place plus importante à des sujets souvent considérés comme triviaux.

De l’autre, j’ai incarné physiquement ma recherche en fouillant les collections d’arts populaires de différents musées français sur la piste des collections de l’ancien Musée National des Arts et Traditions Populaires;

j’ai également visité d’anciens bassins de la production textile en région Lyonnaise et découvert les coutumes autour de la tonte annuelle des moutons, en étant trieuse pour Laines Paysannes, une jeune compagnie ariégeoise qui oeuvre à la valorisation de la laine française.

Après ces temps de découverte et d'observation, j’avais envie de faire parler les différents objets rencontrés, eux qui sont les témoins à la fois de modes de fabrication et de modes de vie alternatifs. J’en ai sélectionné neuf, des plus communs aux plus méconnus, et mon mémoire a pris la forme d’une succession de cas d’études relatant leur origine, leurs usages, le contexte de leur production et les interactions humaines qui se sont construites autour d’eux.

A la fois amatrice et conceptrice d’objets, ce mémoire m’a permis de m'intéresser, à travers les époques, à des questions d’échelle de production mais aussi au rapport sensible qu’on entretient avec les objets, en lien direct avec leur forme, leur matière et la façon dont ils ont été conçus.

Emmanuel Guy, vous avez dirigé ce mémoire. Selon vous, en quoi cette recherche est-elle intéressante pour un mémoire de diplôme en création industrielle ?

Cette recherche relève d’un travail de relecture critique du grand récit des origines du design, la Révolution industrielle, mais aussi de certains discours contemporains de la discipline, notamment autour des savoir-faire et de l’artisanat. C’est un travail particulièrement subtil, et donc efficace, parce qu’il vient nuancer certaines idées reçues sur la notion même de « révolution », en pointant des persistances ou des transitions lentes, ou sur la division genrée du travail, en montrant en creux – au travers d’exemples de pratiques textiles masculines par exemple – que le patriarcat n’est pas si ancestral que cela, ou du moins, que la modernité (technique, productive, coloniale mais aussi esthétique) a contribué à le renforcer.

Il y a là quelque chose d’un Giedion revisité dans une perspective féministe – c’est l’un des aspects les plus stimulants de cette étude. 

Sur le revival des pratiques artisanales dans les discours et les pratiques contemporains, cette recherche permet en outre de distinguer utilement entre perspectives réelles de réforme de la machine productive vers une exploitation moins brutale des personnes et des ressources et ironie tragique de certains discours actuels de revalorisation des savoir-faire, notamment chez les industries mêmes qui les ont mis à mal en premier lieu, nommément l’industrie du luxe ou de la mode. Ici aussi, on voit combien le mémoire permet d’ancrer une pratique de designer dans un rapport éclairé aux enjeux contemporains.

Quel intérêt a constitué pour vous ce travail de direction ?

Venue du design textile, Marie a « sauté le pas » pour ainsi dire et s’est lancée dans le design industriel tandis qu’elle était à l’école. Aujourd’hui, en contribuant à la réflexion sur les espaces de travail, le mobilier de bureau et les enjeux acoustiques au sein de la chaire S’entendre de l’ENSCI, il me semble que Marie prolonge des interrogations de son mémoire – notamment sur la séparation mouvante entre espace domestique-reproductif et espace de travail-productif, mais aussi les richesses de son double cursus. Pour un directeur de mémoire, outre la joie d’approfondir des orientations de recherche qu’on partage avec les étudiant·e·s – tout nouveau projet de mémoire est l’occasion d’enrichir sa bibliothèque –

il y a surtout la joie, immense, de voir un travail de recherche historique et théorique participer à la définition d’une situation de designer et informer une pratique. 

Marie Simon-Thomas est diplômée en création industrielle depuis 2020. Son mémoire de diplôme est consultable à la Documentation de l’ENSCI. Emmanuel Guy est docteur en Histoire de l'art, spécialiste de l'avant-garde et de la contre-culture du XXe siècle.

 

 


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