Guillemette, comment s'est passé pour toi le temps du mémoire ? Quel a été le déclenchement de ce travail ?
Je regardais depuis le début de ma scolarité le temps du mémoire comme une période introspective, lors de laquelle j'allais me retrouver face à un unique objet d'étude, ce qui ne me correspondait pas trop. J'ai rencontré Caroline avec l'envie d'explorer le monde aquatique, au sens large du terme, un peu frileuse à l'idée de problématiser cet univers qui me fascine et que je ne voulais pas démystifier. Dès le départ, elle a su me donner les clés pour m'aider à ne pas me perdre dans ce qui semblait être la brèche parfaite pour s'égarer.
"J'ai fait une liste de 42 thèmes liés à l'eau, des sous-marins aux piscines, en passant par la vie sur Mars et l'aquascaping (art consistant à recréer des paysages terrestres dans des aquariums)"
et nous avons pris le temps de choisir quinze thématiques riches, avec de forts potentiels d'évocation, sur lesquels j'ai souhaité poser un regard exploratoire. Cette amorce très floue est née de mon envie de naviguer à travers un paysage, plutôt que de venir zoomer sur un objet d'étude. Mon but était d'effectuer cette exploration en tant que médiatrice, qui rendrait compte d'un voyage fait au sein de divers environnements.
Qu'as-tu mis en place comme méthodologie de recherche, et quelle forme a pris finalement le mémoire ?
Partant de cette liste de quinze thèmes non-problématisés, nous avons décidé de mettre en place un protocole assez rigide en apparence : plutôt que de travailler sur l'exploration dans un premier temps et sur sa restitution dans un second temps, étudier un sujet par semaine, et le restituer dans ce même temps. Face à la diversité de thèmes, j'ai trouvé intéressant de proposer des formes variées pour les restitutions. J'ai donc choisi de produire un objet éditorial illustré par sujet, et donc par semaine. Ce cadre a été une manière rassurante pour moi d'envisager l'exploration. Il m'a obligée à avancer et à rendre compte chaque semaine de ce que j'avais produit.
"Des Précontinents de Cousteau aux carottes de glace de Claude Lorius, cette recherche protocolaire a donné lieu à une exposition de poche, une sorte de kit de savoirs."
Au fil de l'eau, j'ai été intriguée par la limite ténue entre la réalité et la fiction au sein de ce que je collectais. Pour chaque thème, j'ai écrit une courte fiction illustrée, sorte de condensé de toutes les informations et amorces de récits brassées durant ma semaine. Le sujet, son histoire, sa situation spacio-temporelle, le ton que j'emploie, sont une sorte d'élixir de ma semaine protocolaire.
Enfin, un "guide du voyageur" accompagne cette recherche. J'ai écrit ce dernier afin de prendre du recul sur l'exploration que je venais de mener et sur son importance dans mon parcours. Ce temps de réflexion m'a permis de comprendre mon manque d'envie de me spécialiser, et l'importance que j'accorde au fait de poser un regard neuf, parfois naïf, sur les projets que je mène et sujets que j'étudie.
Caroline Bougourd, vous avez dirigé ce mémoire. Selon vous, en quoi cette forme de rendu de recherche est-elle intéressante pour un mémoire de diplôme en création industrielle ?
Avant de parler du rendu, il me semble nécessaire de revenir sur le protocole de travail mis en place par Guillemette. Son exploration d'un thème par semaine, donnant systématiquement lieu à une production éditoriale synthétisant les découvertes hebdomadaires est exemplaire d'une personnalité de designer autonome, méthodique et très déterminée... Car un tel rythme de travail et de production force le respect, lorsque les étudiant·e·s mettent souvent beaucoup de temps avant de réussir à retranscrire leurs premières recherches. Ce qui marque également dans le travail de Guillemette c'est la qualité du travail graphique, à la fois cohérent et adapté à chacun des sujets traités et des supports réalisés.
" Concernant le 'mémoire' à proprement parler, il faut dire qu'il échappe vite à l'échelle des mains pour coloniser tout l'environnement autour du lecteur."
Guillemette nous propose une plongée dans ses découvertes aquatiques, que l'on expérimente physiquement lorsqu'il s'agit de manipuler, déplier et consulter les différents formats. Plus qu'un mémoire, il s'agit plutôt d'une exposition accessible à tou·te·s. Il me semble qu'à travers ce travail, Guillemette se positionne comme "designer compréhensif", au sens de Buckminster Fuller. Rejetant toute spécialisation excessive, la figure de designer qui ressort ici procède par synergie, cherchant à englober des savoirs multiples pour les rendre accessibles. Par ailleurs, l'articulation entre réalité et fiction, chacune nourrissant l'autre, me paraît un équilibre référentiel intéressant pour un designer. Car s'il agit dans le concret, le designer fait bien appel à un imaginaire dans le conception, la production et la réception des projets.
Quel intérêt a constitué pour vous ce travail de direction ? Y a-t-il selon vous des spécificités du mémoire à l'ENSCI, et si oui lesquelles ?
Je suis d'autres mémoires dans des contextes divers avec des demandes beaucoup plus cadrées. Ce que j'apprécie particulièrement à l'ENSCI c'est l'autonomie donnée aux étudiant·e·s ainsi que les possibilités qui s'offrent à elles·eux de déterminer quelle sera la forme que va prendre cette cristallisation réflexive de six mois.
"Paradoxalement, cette grande liberté dans les attentes et dans les sujets impose d'adopter des choix radicaux, des partis-pris formels très tranchés qui sont rendus possibles par les méthodes de travail et l'autonomie acquises lors du cursus à l'école."
La seule attente non-négociable à l'ENSCI, me semble-t-il, est que le mémoire soit l'occasion pour l'étudiant·e, d'affirmer son positionnement en tant que designer. Il y a donc une réelle continuité entre projet de design et travail du mémoire. Et c'est bien en designer qu'est envisagé cet exercice du mémoire. Dès lors, ce qui m'intéresse personnellement est d'accompagner l'étudiant·e à déterminer comment s'approprier et ré-enchanter ce travail d'initiation à la recherche
Guillemette de Brabant est diplômée en création industrielle depuis 2018. Son mémoire de diplôme est consultable à la Documentation de l'ENSCI.
Caroline Bougourd est enseignante agrégée en Arts Appliqués à l'École Boulle, et docteure en Histoire et Théorie du Design.